– Pouvez-vous me dire ce qui vous amène à venir me voir ?

   Il n’y avait pas de réponse claire à la question. Elle-même se perdait dans les méandres de pensées de la jeune femme. Est-ce que quelque chose était déficient chez elle ? Pourtant en observant son psy, elle n’avait pas l’air plus étrange que la moitié de la population de Baxley. Fin 2012, les premières séances. Elle ne répondait pas, pendant des heures elle restait inerte, froide, silencieuse. Elle ne répondait pas. Il fallut attendre la quatrième séance pour qu’elle relève les yeux vers l’homme.

– Je crois que j’ai peur.

   Et oui, c’était ça, elle était terrifiée par le fait de parler d’elle. Ça aurait été admettre que tout fut réel, tout mettre à plat, et sincèrement, ça ne lui plaisait pas vraiment. L’homme respectait le fait qu’elle ait besoin de temps, il hocha doucement la tête, posa son carnet et lui sourit faiblement. Elle avait besoin d’être rassurée. Il fallut quelques semaines pour qu’elle ait un nouveau déblocage, pour qu’elle commence enfin à parler d’elle, mais elle avait déjà fait le pire.

– Ma mère était absente et, j’étais toute seule à la maison avec mon père. Vous savez, le manoir des Everdeen est immense et j’avais toujours eu peur toute seule là-bas. Je détestais ma chambre, je détestais le salon, les miroirs du couloir, les placards de la cuisine, tout. Et ce soir-là, mon père a oublié d’enclencher les alarmes. Est arrivé ce qui devait finir par arriver, un cambriolage.

   Le psy connaissait la suite de l’histoire, tout le monde avait lu dans le journal la mort tragique de M. Everdeen, le cambriolage qui avait mal tourné, le cambrioleur qui avait paniqué, l’homme qui avait tenté de protéger sa fille. Un héros. C’était le premier point marquant, Heaven avait cinq ans à cette époque. Elle était haute comme trop pommes et, pourtant, elle avait eu l’intelligence d’appeler le numéro noté « urgence » sur le téléphone fixe.

– Dix ans plus tard, votre sœur quittait le domicile familial pour ses études, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Comment est-ce que vous l’avez vécu ?
– Mal. Je partageais absolument tout avec ma sœur, mais d’une certaine façon, ça m’a libérée. Elle portait trop d’espoir sur moi et mon frère. Elle passait son temps à essayer de nous faire bouger alors qu’on restait à pleurer une vie qu’on avait déjà plus. Elle était toujours là à dire « Heaven, tu vas bien faire quelque chose de ta vie ! Regarde Maman, t’as envie de devenir comme elle ? Une loque humaine ! » J’étais qu’une ado, elle n’avait pas le droit de me dire ça…

   Encore quelques séances plus tard, elle en venait au nœud de son histoire. Sa grossesse. Deux semaines avant la St-Valentin de 2002, elle rencontrait un garçon. Bad boy, mais tellement gentil avec elle. Sensible, doux et pourtant si fort à la fois. Il avait la tête sur les épaules et il était libre. C’était sûrement ce qu’elle lui enviait le plus. La liberté. Et c’est ce qu’elle avait recherché si intensément dans ses bras. D’une certaine façon, il lui avait appris à vivre. Il avait fait changer ses priorités, sans en avoir réellement conscience. Et bordel, elle l’aimait tellement. Même si elle refusait de prononcer son prénom. Parce que c’était douloureux, parce que c’était un trauma, parce que c’était justement l’image même de l’abandon. De la trahison.

– En mars, j’apprenais que j’étais enceinte, et quand je lui ai dit, il a paru terrifié, sûrement autant que moi. Que ma mère, que le médecin… Le lendemain, il avait disparu. Aucun mot, aucun adieux, il était juste partit, il m’avait juste abandonné. Il n’voulait pas de cet enfant, j’étais qu’une passade, c’était bien normal, on était des gamins.
– Est-ce que vous diriez que cet élément a tué le semblant de confiance que vous aviez en vous-même ?
– Bien sûr.

   Plus tard, il arrivait que le psychologue lui demande de lui raconter ses rêves et il découvrit que, ô mystère, l’un d’entre eux était récurrent. Elle le racontait avec un air très détaché, elle était juge de sa propre personne, elle faisait beaucoup pour tenter de comprendre quelque chose à sa situation, même si elle n’y parvenait pas.

– Je suis dans une espèce de vide, un trou noir, il y a tellement de visages, ils me jugent, ils crient, ils me disent que je ne vaux rien, que je les ai déçu. J’ai peur, bien sûr, je suis totalement terrifiée même, recroquevillée sur moi-même, je subis. Et puis, je crois qu’il y a quelque chose qui se débloque, c’est Fox. Mon fils… Je pense à lui et, d’une certaine façon, j’ai le courage de les faire disparaître, de me relever, de les regarder dans les yeux, de les affronter. Je n’ai plus peur. Ils m’ont tellement torturée durant tout ce temps. Je me libère, mais je ressens une immense colère. Elle bat dans mes veines comme le pire des poisons, j’ai envie de tout casser.
– Est-il déjà arrivé que vous la laissiez vous envahir alors que vous êtes éveillée ?
– Oui.
– Racontez-moi.
– J’étais dans le manoir, mon frère n’était pas là, et, depuis quelques semaines, ma mère est partie, alors je suis toute seule. J’ai reçu un appel de la clinique de ma mère, ils disaient qu’elle devenait intenable, qu’elle coûtait trop cher. Mais tout n’est qu’une histoire d’argent, tout n’est que manipulation… Je suis restée calme au téléphone et, lorsque j’ai raccroché, j’ai senti les larmes me monter aux yeux. Alors j’ai perdu le contrôle. Et j’ai détruit tout le mobilier du salon.
– Et comme vous êtes-vous sentie ?
– Bien, extrêmement bien. Libérée en réalité.

   Plus le psychologue décelait un trouble profond chez sa patiente et plus il lui donnait de rendez-vous. Il craignait sans doute qu’elle blesse quelqu’un ou qu’elle se blesse seule. Et, mi-mars date anniversaire du départ du père de son enfant, Heaven décida de rendre visite à Fox, elle voulait lui dire la vérité, être honnête avec soi-même, avec lui, pour avancer. Parler à cet enfant qu’elle ne voyait que de temps en temps, trainant en ville ou venant au musée. Elle s’amusait à penser qu’il venait pour elle. Mais c’était plus douloureux qu’amusant, en vrai. Et le rendez-vous suivant avec le psychologue, elle arrivait avec la tête baissée, honteuse.

– Heaven ? Tout va bien ? Avez-vous quelque chose à vous reprocher cette semaine ?
– Je suis allée voir Fox.

   L’expression du psychologue était assez claire. Il n’y avait pas cinquante résultats possibles. Soit les Clowes n’avaient pas ouvert, soit le gamin l’avait rejetée, en gros. Par contre, il était difficile de déterminer lequel des deux était le plus probable. Alors il attendit patiemment qu’elle mette ses idées en place pour lui raconter ce qu’il s’était passé.

– Je l’ai vu, à la fenêtre, mais c’est sa … Mère, qui m’a ouvert. Elle m’a regardée de haut en bas, a sourit doucement. J’imagine qu’elle pensait qu’elle avait gagné, que je venais enfin m’avouer vaincue. Mais ça ne sera jamais le cas. Elle m’a dit qu’il n’était pas là, je lui ai dit qu’elle mentait. Elle a dit qu’elle jouait à mon jeu. Ça m’a mise en colère.
– Est-ce que vous avez su vous calmer ?
– Non. Non, bien sûr que non.

   Heaven avait une sorte de sourire amusé. Pas fière d’elle, certes, mais elle songeait que son adversaire avait bien mérité ce qu’elle avait pris, un bon coup de poing dans le nez. Le psychologue ne la jugea pas et bien évidemment, il ne l’encouragea pas non plus. Mais une fois passée la colère, une fois qu’elle avait frappé, qu’elle s’était détendue, elle était tellement rayonnante. A la fin de la séance, elle allait pour partir lorsqu’elle s’arrêta sur le pas de la porte, c’était le dix-huit mars deux mille treize.

– Ces derniers temps, je vais beaucoup en forêt. J’hésite à prendre du recul, quitter cette ville, prendre des vacances, je pense que ça pourrait me faire du bien. Faire un peu de marche, partir avec seulement un sac à dos. J’aime beaucoup la nature, je m’en rends compte, seulement maintenant, je la comprends.
– Hm… Je lis sur votre visage qu’il y a autre chose.
– Je pense qu’il va se passer quelque chose. Bientôt, à Baxley. Je le sens, au fond de mon cœur, de mon âge, quelque chose ne tourne pas rond. Les choses vont changer, j’en suis sûre. J’ai tellement l’air d’une illuminée, mais je sais ce que je dis, j’en suis persuadée.
– Je vous crois, Heaven, je le ressens également.

✘ PRÉNOM/PSEUDO : Sélou/Hope ou Léa pour les plus intimes...
✘ ÂGE : 19 ans, et (presque) toutes mes dents !
✘ CONNAISSANCE DU FORUM : Sous la douche, j'ai eu un flash...
✘ EXPÉRIENCE RPG : Question dure... J'en sais rien moi, 6/7 ans quoi..